7
Le soleil était une boule de cuivre embrasée. Malgré la visière dorée qui protégeait leur visage, les trois humains, tournoyant dans l’espace, engoncés dans leurs combinaisons, clignaient des paupières chaque fois que leur regard le rencontrait. Une mince corde reliait Beyle à Archim et à Gena. Ils dérivaient imperceptiblement dans l’espace. Ils avaient abandonné l’engin qui les avait conduits de l’orbite de la navette à celle du satellite 7 pour le seul plaisir de flotter ainsi dans le vide, immobiles en apparence, mais filant en réalité à plus de vingt-cinq mille kilomètres à l’heure et voyant les continents fuir sous eux.
Archim et Gena n’avaient jamais fait l’expérience de ce contact intime avec le vide. Et même Beyle qui en avait l’habitude ressentait cette impression de liberté et de détachement qui colore d’une lumière particulière le regard des hommes qui ont vécu et travaillé dans l’espace. La Terre était belle, lointaine, inaccessible, avec ses volcans, ses problèmes, ses victimes et ses traîtres. Ils pouvaient penser l’avoir quittée à jamais. Ils savaient qu’ils la rejoindraient et que ce n’était qu’une question d’heures ou de jours, mais de flotter ainsi au centre provisoire d’un univers étoilé et de former à trois une constellation ôtait toute espèce de réalité au lendemain, au retour inéluctable dans les profondeurs d’un puits de gravité.
Ils dérivaient entre des ports de l’espace. Car c’était là le véritable nom des satellites, des ports de l’espace. Leurs lumières étaient nombreuses et leurs formes variées. Des roues immenses tournaient avec majesté, d’autres évoquaient des toiles d’araignées, d’autres encore n’étaient que des assemblages hétéroclites de poutrelles, de réservoirs cylindriques et d’antennes. La noirceur de l’espace exagérait l’aspect insolite de leurs formes, occultant de leurs structures tout ce qui n’était pas souligné par l’éclat solaire ou par leurs balises lumineuses. Et quoique leur nombre, considéré de la Terre, pût sembler impressionnant, ils paraissaient ici ridiculement rares, disséminés. Beyle entendit le rire nerveux de Gena résonner dans ses écouteurs.
— Beyle, appela la voix d’Archim.
— Je vous écoute, répondit Beyle.
— Quel est votre programme ?
— Inspecter les lieux de l’accident. Récupérer tous les débris qu’on pourra retrouver du satellite miroir. Ce ne sera pas simple.
Ils virent les hommes d’abord, lucioles clignotantes. Puis en approchant, ils les distinguèrent plus nettement, déchiffrèrent des silhouettes et, se branchant sur la fréquence générale, entendirent leurs voix.
Beyle les héla. Ils flottaient dans l’espace dans toutes les directions, comme d’étranges insectes en un essaim frappé de démence. Ils formaient une sorte de sphère dans l’espace, une sphère qui avait des kilomètres de rayon et, à l’aide de petits radars, ils s’efforçaient de repérer et de capturer les fragments de la cabine de contrôle du Miroir que l’explosion n’avait pas encore projetés trop loin.
Au centre de la sphère, énorme, encore majestueux quoique désemparé, tournant lentement, le satellite miroir semblait pendre à l’amarre longue de plusieurs kilomètres qui le reliait à la station 7. Le Miroir était immense par rapport à la station 7. On eût dit une fourmi remorquant un papillon géant.
Le Miroir était une immense surface parabolique de mylar aluminisé, si mince que le moindre contact direct l’eût déchirée, tendue sur une trame de câbles, et vue de cette distance, elle pouvait sembler parfaitement régulière et polie. Cette surface, maintenant, regardait la nuit. On l’avait fait pivoter sur l’un de ses diamètres. Mais quelques heures plus tôt, elle avait fixé le soleil et concentré et réfléchi ses rayons sur un point de l’Antarctique.
Gena, Beyle et Archim avaient l’impression de tomber vers un lac de métal, et tandis que le Miroir occupait une surface croissante du firmament, cette image se renforçait au point de devenir terrifiante.
La cabine de contrôle avait été placée derrière la face convexe du Miroir, là où les câbles rayonnants de la toile d’araignée qui lui servait d’armature convergeaient, et l’explosion avait gravement altéré le bel équilibre de la construction. Il ne restait à peu près rien de la cabine. Le Miroir lui-même semblait au premier coup d’œil avoir peu souffert. Mais les câbles cisaillés s’étaient enroulés avec violence sur eux-mêmes, déchirant la feuille de mylar, et la région centrale du Miroir laissait béer une vaste brèche par laquelle les astronautes pouvaient voir briller les étoiles. On eût dit un toit, songea Beyle, un toit percé, laissant passer l’infinie pluie de photons qui tombait de soleils lointains.
La lente giration du Miroir sur son axe donnait le vertige. C’était comme si l’univers entier s’était mis à tourner. Les seuls points immobiles sur sa surface étaient les reflets des lumières de leurs casques.
Une autre image vint à l’esprit de Beyle. En se déchirant, la feuille de mylar s’était enroulée sur les bords de la brèche en volutes maintenant figées, et ce chaos faisait penser à une inquiétante épave surgie du fond de l’espace. Des pans de voile arrachés au gréement circulaire par une inimaginable tempête semblaient attendre le souffle d’une brise introuvable. Le calme qui cernait le Miroir était celui des grandes profondeurs.
Beyle lança un appel.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
— Rien encore.
Les voix naissaient dans les écouteurs, les unes après les autres, sans que rien ne vienne indiquer la direction dans laquelle se trouvait celui qui parlait. C’est toujours une expérience inquiétante que de voir les notions de haut et de bas, de droite et de gauche, perdre toute signification dans la giration universelle.
— Quelques débris capturés ici, dit un homme.
Beyle finit par le localiser. Il se trouvait tout près de la surface du Miroir, dans l’ombre de l’engin, repérable uniquement à son gyrophare. Ils piquèrent tous les trois vers lui en un long vol tendu que Beyle contrôlait de son réacteur dorsal et lorsqu’ils furent tout près de la surface polie, à la toucher, ils aperçurent dans le cône de sa lampe des fragments de métal qui tournaient lentement les uns autour des autres. Des morceaux de verre, de plastique, une pièce de cuivre apparemment intacte qui portait en son milieu une tache brune. Peut-être du sang séché. Mais rien qui pût renseigner sur l’origine de l’explosion. La plupart des éclats avaient pris le chemin des étoiles.
Ils obliquèrent vers le centre du Miroir. La cabine avait éclaté comme une baudruche. La violence de l’explosion avait été accrue par la pression interne qui avait déchiré les minces parois dès que la première fissure s’était ouverte. Ransome n’avait pas eu la moindre chance de survivre. Les lambeaux de métal semblaient porter des traces de matière organique qu’il faudrait analyser plus tard mais que Beyle n’avait pas le cœur d’examiner. Il ne pouvait que se répéter une chose : Ransome n’avait pas eu le temps de se rendre compte qu’il mourait.
Il ne restait rien du panneau de contrôle. Un instant Beyle avait espéré retrouver au moins des fragments de la mémoire de l’engin qui auraient peut-être permis d’établir la réalité du sabotage, et surtout, car la conviction de Beyle était faite, d’en apporter la preuve devant un tribunal de la Terre. Mais les boîtes noires, la mémoire magnétique et les fragments du corps de Ransome dérivaient à l’état de poussière dans un volume illimité. Les ordinateurs avaient commencé de calculer des simulations de dispersion. La sphère des recherches s’enflait à chaque seconde.
À l’intérieur de cette sphère et sur sa lisière, les hommes continuaient à fouiller méthodiquement, animés de rage froide même si leurs voix demeuraient mesurées. Ils savaient comment et pourquoi leur camarade était mort. Ils savaient aussi que chacun d’eux aurait pu y laisser sa peau, pouvait encore périr si de tels actes de piraterie se reproduisaient. Ils n’avaient besoin d’aucune incitation pour continuer à chercher.
Malgré l’étroitesse du poste de commandement de la station 7, la tiédeur et le calme qui y régnaient emplirent de sérénité les visiteurs. L’assurance qu’ils avaient d’abord ressentie en contemplant l’espace puis la détresse qui les avait envahis tandis qu’ils inspectaient les débris du Miroir se dissipèrent et laissèrent place à une sorte de quiétude. Sur un écran tournoyait la silhouette stylisée du Miroir désemparé, vaisseau fantôme d’un océan infini, enchaîné aux rivages de la Terre par la volonté des hommes qui l’avaient assemblé et qui, demain déjà, commenceraient à le reconstruire. Sur d’autres écrans défilaient, secteur par secteur, les simulations de trajectoire des débris, améliorées d’une minute à l’autre à l’aide des découvertes des radars.
Beyle adressa un bref rapport à la Terre. Il indiqua que la situation était désormais contrôlée mais il ne précisa pas que les recherches étaient demeurées vaines. C’était inutile. Jusqu’à l’instant où il pourrait brandir un bulletin de victoire, Andrews devrait faire seul front aux attaques des ennemis du Projet. Sa conviction de la réalité du sabotage ne changerait rien à la situation.
Les ingénieurs du Projet lui firent part de leurs conclusions. Il était possible et nécessaire de réparer le Miroir dans les plus brefs délais et il faudrait le remorquer jusqu’à Port-du-ciel. Beyle eût préféré conserver le Miroir en l’état pour le faire valoir comme pièce à conviction, mais il se rangea à leur point de vue et fit holographier le Miroir sous tous ses aspects. Puis un grand remorqueur vint déplacer l’immense conque. Le Projet continuait.
Sur les écrans, les données défilaient au rythme des minutes. Les simulations devenaient de moins en moins squelettiques. De temps en temps, l’ordinateur projetait au ralenti son modèle de l’explosion. Les fragments repérés y étaient de plus en plus nombreux et leurs trajectoires permettaient d’affiner les secteurs où la recherche devait se poursuivre. Beyle profitait de quelque répit pour exposer avec un enthousiasme feint à Gena et Archim la dimension spatiale du Projet. Tant de navettes, tant de satellites sur orbites basses, sur orbites géostationnaires. Il évitait de faire allusion à l’étendue de la catastrophe. Mais sa voix manquait de conviction. Il était las et dans quelques heures peut-être il lui faudrait redescendre et abandonner à un autre ses fonctions, à un homme du gouvernement qui ne comprendrait jamais complètement ce qu’était le Projet, qui n’aurait pas lutté et vécu pour le Projet. Au bout d’un moment, Archim rejoignit l’équipe de coordination qui travaillait dans le caisson voisin.
— Vous devriez aller vous reposer, dit Beyle à Gena. Je n’aurais jamais dû vous emmener dans l’espace dans ces circonstances. N’importe quelle installation peut être piégée. Je devrais vous renvoyer sur Terre.
— Mais il n’y a pas de navette disponible. Et je suis heureuse de vous tenir compagnie. Et vous avez donné l’ordre de fouiller toutes les stations. Et ils avaient commencé sans vous attendre. Et ils n’ont rien trouvé.
— Ils n’auraient probablement rien trouvé sur Miroir 5 non plus. Ces stations sont bourrées de composants et d’appareils. Il faudrait les démonter jusqu’à la dernière vis pour être certain de leur sécurité. Les pièges ont pu être déposés dès la construction. Et il suffit d’une ligne glissée dans un programme pour ordonner la mise à feu. Tous les programmes sont en cours d’analyse mais des jours entiers seront nécessaires pour les passer en revue. Et il n’y aura jamais de certitude.
— Vous êtes fatigué, dit Gena en lui massant les épaules. Vous devriez vous reposer.
Il protesta d’un grognement. Elle sentait sous ses doigts les muscles de Beyle contractés par la tension nerveuse.
— Vous ne voulez pas abandonner le Projet une seule heure, dit-elle. Mais vous allez y être contraint si vous ne vous reposez pas.
— Je me reposerai plus tard. J’aurai tout le temps de me reposer, j’en ai peur.
Il se retourna à demi mais son regard évita celui de la jeune femme.
— Je ne vous comprends pas, dit-elle. Vous défendez maintenant le Projet avec plus de rage qu’Archim ne l’a jamais fait. Après tout, que peut vous faire le sort de Mars ? Je comprends qu’Archim enrage de demeurer impuissant face aux événements. Mais vous ? La Terre l’emportera, de toute façon, et que peut signifier pour vous la transformation de Mars dans un avenir lointain ?
Il soupira, rencontra enfin son regard et sa voix s’adoucit.
— La sagesse féminine. Mais nous ne voyons pas les choses de la même façon, Archim et moi. Il est surtout concerné par le côté pratique du Projet. Il veut qu’on puisse un jour respirer librement sur Mars. Je poursuis un autre rêve, un rêve fou si vous voulez. Transformer l’univers. C’est l’orgueil qui nous possède, un orgueil désespéré, nous les hommes de la Terre, Andrews et Carenheim aussi bien que moi. Notre société est à bout de souffle. Son unification peut lui être fatale. Ses conflits lui tenaient lieu de buts. Ce qui nous reste, c’est l’avenir, l’espace, le besoin de refaire le monde, Mars demain et après-demain… je ne sais pas.
Il effleura de sa main droite celle de Gena.
— Ce projet, dit-il, c’est pour moi d’abord une œuvre d’art. La plus grande création de ce temps. Plus grande que les pyramides ou que Suez ou que Panama. C’est pourquoi je veux la mener à bien. L’univers est hostile à l’homme. Je déteste l’univers. Mais j’appartiens à une espèce d’hommes qui essaie de le rebâtir, toujours. Il n’y a pas beaucoup de logique là-dedans. Une pulsion. Comme le sexe, comme l’amour.
Elle lui caressa la joue.
— Une redoutable espèce d’hommes. Au fond, vous ressemblez à mon père. Vous voulez régenter le monde comme s’il vous appartenait, le maintenir ou le changer, c’est la même chose. Mais vous êtes si faible, au fond, au-dedans de vous. Et c’est toute cette faiblesse, la peur même, qui vous pousse, qui vous fait agir. Vous êtes un homme seul, n’est-ce pas, Georges Beyle ?
— Oui, dit-il d’une voix presque imperceptible.
— Je l’ai senti quand je vous ai vu pour la première fois sur Mars et quand vous êtes parti chercher Archim. Rien ne semblait pouvoir vous retenir. Vous sembliez terriblement dur. Mais vous ne l’étiez pas. Vous lanciez un défi de plus à l’adversité. Vous n’avez jamais cessé d’en lancer. Maintenant encore, vous défiez la Terre entière, Carenheim, tous les autres, et surtout vous-même.
Il y eut un long silence.
— Vous ne me facilitez pas les choses, dit-il. Mais vous avez raison. Carenheim et moi, nous nous ressemblons. Et c’est pourquoi il ne peut pas y avoir beaucoup de tendresse entre nous. Ni de pitié.
— Vous avez autre chose en commun, dit-elle. Tous les deux, vous êtes seuls. Vous voulez la puissance parce que vous êtes des solitaires. Mais l’empire que Carenheim convoite s’appuie sur les hommes tandis que celui qui vous revient repose sur les choses. Vous voulez construire là où il cherche à commander. Vous ne pouvez pas détruire ou voir détruire sans être malheureux.
Il laissa ses mains flotter au-dessus du clavier, dans l’apesanteur, comme des objets inutiles. Il se taisait, se sentant physiquement à bout de forces.
— Vous êtes un homme singulier, poursuivit Gena.
Et il ne réussit jamais à décider s’il avait réellement entendu les paroles qu’il lui prêta ensuite ou s’il avait déjà sombré dans un rêve : « J’aurais pu vous aimer si je n’avais pas rencontré Archim auparavant. Je ne crois pas que nous ayons de meilleur ami que vous. Et je veux que vous sachiez que nous sommes vos amis. Quoi qu’il arrive, il y aura toujours sur Mars une place pour vous. »
Il cligna des yeux.
Elle ait encore une chose étrange, à voix très basse :
— Vous me rappelez mon père. Lui non plus ne cédait jamais.